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Hausbesuch. Naples-Dresde en Europe - (Neapel-Dresden in Europa, Nápoles-Dresde en Europa, Napoli-Dresda in Europa, Napels - Dresden in Europa, Nápoles-Dresden na Europa)

of: Marie Darrieussecq

Frohmann Verlag, 2017

ISBN: 9783947047000 , 202 Pages

Format: ePUB

Copy protection: DRM

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Price: 2,99 EUR



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Hausbesuch. Naples-Dresde en Europe - (Neapel-Dresden in Europa, Nápoles-Dresde en Europa, Napoli-Dresda in Europa, Napels - Dresden in Europa, Nápoles-Dresden na Europa)


 

Marie Darrieussecq
Naples-Dresde en Europe


« Naples est une Pompéi qui n’a jamais été ensevelie. »
Curzio Malaparte

« Dresde est une Pompéi moderne. »
Victor Klemperer

 

 

C’est la Peau, de Malaparte, qui m’a donné ma première idée de la guerre. Ce livre était dans la bibliothèque de mes parents. Je l’ai pris à cause du titre peut-être, j’avais quoi, quatorze ans ? Il y avait le Liban en guerre à la télé mais je ne comprenais pas. Avec Malaparte la guerre est restée en moi liée à la faim, à la maladie, à la prostitution, et aussi, plus bizarrement, à des animaux marins qui peuplaient les grottes en Méditerranée.

« Qu’importe l’âme désormais ? Il n’y a que la peau qui compte. »1 Je viens de le relire, plus de trente ans après, invitée à Naples pour le projet Hausbesuch. Ce projet propose à des écrivains de se rendre dans deux villes en Europe, une allemande, l’autre ailleurs. J’ai choisi Naples et Dresde, intuitivement. Le projet m’accordait la magie de bâtir un viaduc mental entre deux villes. De les relier par un pont et de les poser comme deux capitales d’un texte à écrire. Dresde, Naples. Géographie européenne.

Entre les deux, Gernika. Au large, Hiroshima.

J’avais passé l’été à lire le journal de Klemperer. Victor Klemperer était un intellectuel juif allemand de Dresde2. Son journal court de 1933 à sa mort en 1960. Klemperer, sous le Troisième Reich, est frappé par les lois anti-juives. Il perd son poste de professeur en 1935, est interdit de tramway, de conduire, de cinéma, de bibliothèque, de vivre dans sa maison et même d’avoir un chat. Avec sa femme Eva, qui n’est pas juive, ils tombent dans une sorte de limbe nazie sur le statut des “couples mixtes”.

Pendant ce temps, sur les parapets de Naples, Malaparte songe à l’Europe. Il contemple ce qu’il appelle la « peste » : la vente de tous par tous pour survivre, sous la cendre d’un Vésuve moral. Il songe au Christ qui était napolitain et prêchait non la solidarité, mais la pitié. Il fait référence à Rimbaud et à son Bateau ivre : « Je regrette l’Europe aux anciens parapets ! »

 

 

Dresde et Naples sont très différentes. Mais je vis depuis longtemps en France et j’ai l’habitude d’un pays contrasté, sec et humide, chaud et froid, jaune et vert, plat et montagneux, maritime et fluvial. Relativement uni, pourtant. L’Europe, idem. L’Europe est à la fois le bleu rosé de la baie de Naples, et le vert très vert des rives de l’Elbe. L’eau douce et l’eau salée. Les collines et le volcan, les bouleaux et les oliviers, les vins très différents.

Je relisais Malaparte dans l’avion. Il voit l’Europe comme « un pays mystérieux, plein de secrets inviolables », une Europe dont Naples serait la capitale, un pays de Junon et de Jupiter. C’est le mot pays qui me touche. Il écrit ça, que l’Europe est un pays, répétitivement, entre 1943 et 1948, sous les bombes, sur les ruines, sur les femmes vaincues aux cuisses ouvertes. Un pays. Mon pays.

Et du point de vue des Américains de la Peau, l’Europe est aussi un pays, a country, mais qu’ils voient comme la « banlieue de Paris ». Et je suis entièrement d’accord. Ma capitale affective n’est pas Paris mais Gernika, pourtant je suis bien d’accord : l’Europe, ce pays, c’est la banlieue de Paris.

Lisbonne, ou Barcelone, et même Berlin : ces villes sont presque aussi belles, rayonnantes, cosmopolites et troublantes que Paris. Mais Paris est la capitale de l’Europe. C’est comme ça. Ne me parlez ni de Strasbourg ni de Bruxelles.

Ç’aurait pu être Londres mais les Anglais ont voulu s’en aller. Ç’aurait pu être Budapest, en plein milieu, mais trop de Hongrois détestent l’Europe. Ç’aurait pu être Constanza, pour l’exil d’Ovide, pour les confins face aux Russes, mais qui connaît Constanza ? Ç’aurait pu être Stockholm, mais la paix suédoise est trop tiède. Ç’aurait pu être Venise ou Prague mais elles sont seulement belles. Ç’aurait pu être Amsterdam, de Descartes à Anne Frank. Mais non. C’est Paris. C’est comme ça.

Ou alors ça pourrait être Lampedusa, la capitale de l’Europe.

« Les papiers ! les papiers ! » : dans la Peau, après le bombardement, un ambulancier fouille les poches des cadavres pour les identifier ; les morts sans-papiers auront des ennuis, songe Malaparte. De nos jours, des enfants morts s’échouent sur les plages d’Europe. On leur bâtira un monument à Lampedusa, si ce n’est déjà fait. On le fleurira, avec les rares fleurs de Lampedusa, des fleurs de presque désert.

 

 

En 2016, avec un passeport, on peut aller de Naples à Dresde en changeant d’avion à Munich, ou rouler 1 500 kilomètres en passant la frontière autrichienne à Brennero. Le trajet trace une verticale parfaite à travers l’Europe, un méridien.

Ce n’est pas très grand, l’Europe. Ça tient dans les États-Unis, ou dans l’Antarctique, ou dans la Sibérie, ça tiendrait même dans les deux Congos si on y rajoute l’Angola et mettons, un bout du Gabon.

Au moment où j’écris ces lignes le Gabon et le Congo tentent de se soulever contre leurs dictateurs. Les Gabonais appellent leur Cour constitutionnelle « la Tour de Pise » parce qu’elle penche toujours du côté du pouvoir. Les radios et les journaux français ne cessent de confondre Kabila au Congo et Bongo au Gabon, les deux pays et les deux despotes, des syllabes et des rimes, Kinshasa et Libreville mélangés dans les têtes européennes.

Et Alep. Alep pendant que j’écris est sous les bombes. Il me reste un petit bout de savon d’Alep. Il sent le laurier et l’huile d’olive, et quelque chose de sombre, comme de la cendre. Je ne fais pas de métaphore : ce savon, probablement le meilleur et le plus ancien du monde, sent objectivement la cendre. En décembre 2005 à Alep j’en avais acheté un petit stock. Il se conserve très bien, il suffit de couper le cube en deux et l’intérieur est d’un vert tendre, doux et frais. Je regarde fondre mon dernier bout de savon. Est-ce que je fais des métaphores ? Est-ce que je m’en lave les mains ? J’écris, sur Malaparte et Klemperer et les autres, sur Dresde et Gernika, sur ces Pompéi bombardées, et Alep brûle, et il n’y a plus d’eau potable. Et des Syriens traversent la mer sur n’importe quel bateau pour trouver un bout de paix en Europe.

Les Russes et Bachar utilisent contre Alep des bombes “non conventionnelles” (puisqu’il y a des bombes qui le sont) : des bombes au phosphore, et des bombes à vide. Ces bombes produisent une onde de choc, une boule de feu, et une dépression de l’air massive. Que peut un corps d’enfant sous les bombes à vide ?

Alep sera reconstruite sur les morts, sûrement. Gernika a été reconstruite. Dresde aussi. Hiroshima aussi, pas du tout à l’identique. Et Nagasaki a tellement “changé” que la nouvelle ville n’inclut aucune ruine, il ne reste rien de l’absence de la ville – une pauvre fontaine, une laide statue de la Paix.

Ils ont raison, nos ambassadeurs à l’ONU, de dire qu’Alep ne doit pas être « le Gernika du XXIème siècle »3. Mais quelle impuissance en nous est ainsi décrite ? Nous ne sommes pas en 1937, mais 2016 sent mauvais.

Gernika en 1937 a été écrasée comme une expérience. Les nazis ont fait le boulot pour Franco et pour voir : d’abord un mitraillage depuis le ciel, puis des bombes explosives en “tapis”, puis des bombes incendiaires. C’était le premier bombardement de civils de l’histoire du monde.

À Gernika, sur les immeubles il y a écrit « 1942 », « 1944 », « 1945 » : des dates de reconstruction déroutantes au moment où Cologne, Le Havre ou Dresde étaient rayées de la carte de l’Europe.

Il y aura des artistes pour tenter d’être les Picasso d’Alep, c’est nécessaire. Mais c’est toujours après, c’est toujours l’élégie et la dénonciation, au mieux c’est pendant, pour que ça ne recommence jamais.

Gernika c’est la ville et Guernica c’est le tableau. Deux petites lettres sauvent la ville de l’avalement complet sous les mâchoires du peintre. Mais sans doute seuls les Basques le savent, les Basques qui ont nommé il y a longtemps leur capitale Gernika.

Hiroshima aussi est une ville qui est devenue un nom. Une ville-signifiant. Une ville synonyme de destruction...